La danse du ventre des Mégachiles
L’étude des Abeilles sauvages solitaires est actuellement au programme de nombreux chercheurs1, car ces insectes jouent un rôle important dans la pollinisation de nombreuses espèces de plantes. Les Abeilles, au sens large, appelées Apoïdes par les entomologistes, sont très diversifiées en France, avec près d’un millier d’espèces2, dont un peu moins d’une cinquantaine d’espèces sociales représentées par l’Abeille à miel (Apis mellifica) et les Bourdons3, les autres espèces étant solitaires. Les Apoïdes se distinguent généralement des autres Hyménoptères par une abondante pilosité favorisant le transport de pollen d’une fleur à une autre de la même espèce, ces insectes butinant habituellement, à un moment donné, sur des fleurs d’une même espèce.
Les Hyménoptères ont en commun le fait de posséder deux paires d’ailes membraneuses, celles-ci pouvant faire défaut dans certains cas, comme chez les Fourmis ouvrières et quelques autres espèces beaucoup moins connues telles les femelles de Mutilles. Il est souvent d’usage de parler de « guêpes » pour désigner divers Hyménoptères, ce qui peut conduire à des confusions. En fait, les véritables Guêpes ont des caractéristiques propres conduisant à les classer dans les Vespoïdes. Chez les Vespoïdes, les ailes antérieures se replient en long au repos et les yeux sont échancrés au niveau des antennes alors que chez les autres Hyménoptères les yeux sont arrondis ou ovales. On considère que les Apoïdes ont un ancêtre commun avec certaines Guêpes. Alors que la plupart des Guêpes alimentent leurs larves avec de la « viande » (chenilles ou autres insectes) celles de la famille des Masaridés approvisionnent leurs larves avec un mélange de pollen et de miel, comme toutes les Abeilles.
Alors que le nectar des fleurs est une solution aqueuse de sucres, en particulier du glucose et du fructose (ou lévulose), le pollen est une source de protéines, de lipides4, de glucides et de vitamines pour les Apoïdes. Seules les femelles sont pourvues d’outils de récolte de pollen, les mâles et les Apoïdes parasites n’en ayant pas besoin.
L’Abeille à miel ouvrière (Apis mellifica) et les Bourdons femelles non parasites possèdent des corbeilles sur les pattes postérieures pour transporter des « boulettes » de pollen amalgamé avec un peu de salive (« pelotes »), mais les autres espèces d’Abeilles transportent le pollen dans des brosses disposées soit sur les pattes postérieures (Halictidés, Andrénidés, Anthophorinés …), soit sous l’abdomen chez les Mégachilidés (genres Megachile, Anthidium, Osmia …).
L’observation d’insectes morts permet de bien voir leur anatomie, mais, comme le soulignait Jean-Henri Fabre5, les insectes vivants ont beaucoup à nous apprendre. Lorsque la plupart des Apoïdes butinent, on ne voit pas au premier abord de grandes différences avec d’autres Hyménoptères floricoles comme les Sphécoïdes (prédateurs), les Scolioïdes (parasites de Coléoptères) ou même les Pompiloïdes (chasseurs d’Araignées). D’une manière générale, les insectes floricoles recherchent du nectar au fond des fleurs et, la quantité de nectar produite par chaque fleur étant très faible6, les butineurs ne s’attardent pas et ils ne restent guère plus d’une à deux secondes sur une fleur. Sur les inflorescences, constituées de plusieurs petites fleurs, les insectes passent un peu plus de temps mais ils bougent beaucoup et ne s’arrêtent que rarement. Dans le cas des Apoïdes de morphologie allongée, comme les Halictes, les Andrènes ou les Collètes, les insectes incurvent leur abdomen tandis que leur tête plonge dans les corolles, courbure du corps qui, avec l’effort combiné des pattes, leur permet d’accéder plus profondément dans les fleurs tubulaires étroites. Avec un peu de chance, l’observateur pourra profiter de quelques secondes de toilette destinées surtout à nettoyer les antennes, siège de l’odorat. L’observation de la collecte de pollen par les Apoïdes femelles est généralement plus difficile. Les espèces disposant de brosses sur les pattes postérieures agissent si rapidement que leur collecte de pollen échappe en grande partie à l’observateur. Il faudrait visualiser des films réalisés en accéléré pour analyser les mouvements des pattes. Apparemment les brosses des pattes postérieures sont garnies de pollen avec les pattes médianes et antérieures.
Dans le cas des Mégachilidés, j’eus la chance d’observer et de photographier en juillet 2016 une Anthidie sur une Scabieuse à fleurs blanches (Cephalaria leucantha, Dipsacacées) et dont la brosse ventrale était bien garnie de pollen blanc, mais je n’ai pas pu voir comment était collecté le pollen. C’est l’année suivante, en juin, que j’ai vu des Mégachiles frétiller sur des inflorescences de Centaurée scabieuse (Centaurea scabiosa, Astéracées7) mais je n’avais pu faire que quelques macrophotographies.
Cette année, portant mon intérêt sur les insectes et la pollinisation, j’ai souhaité réaliser quelques petits clips vidéo concernant la collecte du pollen par les Abeilles solitaires. J’ai pu, dans la deuxième quinzaine de juillet, me rendre à plusieurs reprises en bordure de notre village du Luberon sur des talus fleuris de Scabieuse maritime (Scabiosa atropurpurea, Dipsacacées), de Mauve (Malva sylvestris, Malvacées) et de Centaurée rude (Ceantaurea aspera, Astéracées). Plusieurs espèces d’Abeilles solitaires viennent butiner sur ces fleurs, mais ce sont surtout les Mégachiles qui ont un comportement amusant sur les inflorescences de Centaurée rude, une plante basse peu sensible au vent contrairement aux Scabieuses. Ces Abeilles se posent rapidement et font frétiller « verticalement8 » leur abdomen pendant quelques secondes, rarement plus de deux à trois secondes, à un rythme qui semble être de l’ordre de trois oscillations par seconde. Ensuite, elles visitent les fleurs tubulaires pour récolter du nectar, ce qui laisse un peu de temps pour réaliser des macrophotographies. C’est seulement après un peu plus de deux cents tentatives, réparties sur une dizaine de jours, que j’ai réussi à filmer la danse du ventre des Mégachiles avec une séquence de douze secondes. Pourtant bien installé devant une bonne trentaine d’inflorescences, bien stables même quand il y a un peu de vent, il s’est avéré très difficile de cadrer et faire la mise au point avant que la phase de frétillement soit terminée. Il est impossible de savoir où et quand une de ces Abeilles à brosse ventrale va se poser. Il suffit que je regarde à gauche pour qu’il y en ait une à droite ! Quelques fois, le frétillement dure un peu plus longtemps mais l’insecte peut être en partie masqué par le feuillage, ou bien situé un peu trop loin. Des espèces plus petites semblent frétiller plus longtemps, mais il faut grossir davantage ce qui réduit la profondeur de champ, rendant la mise au point plus délicate. Durant mes séances d’observation, agenouillé au milieu de la végétation, je pouvais observer aussi de temps en temps sur les Scabieuses d’autres Abeilles solitaires, apparemment appartenant surtout aux genres Tetralonia et Halicus, ainsi que des Guêpes (Polistes gallicus) à la recherche de proies destinées à leurs larves, des Hémiptères, des fourmis et quelques Diptères … Les Guêpes ne s’arrêtaient pas sur les inflorescences visitées par les Abeilles solitaires, explorant plutôt les inflorescences fanées. J’ai même vu passer tout près de moi un beau Frelon de chez nous (Vespa crabro) ne présentant aucun signe d’agressivité !
Au fil des jours, revenant bredouille après plusieurs séances d’observation, je ne savais pas si je serais en mesure de réaliser un bon clip vidéo de ces sympathiques Mégachiles à l’ouvrage, mais j’avais beaucoup de plaisir à les observer. Finalement, lors de la dernière journée de canicule, alors que je n’avais plus guère d’espoir, j’ai enfin pu réaliser une petite séquence vidéo utilisable. Malgré la forte chaleur, car j’étais en plein soleil et ruisselant, la réussite de cette prise de vue m’a procuré un petit moment de bonheur faisant oublier les heures d’attente dans une position très inconfortable. Encore un moment inoubliable comme en recherchent tous les chasseurs d’images !
En observant de très près des petites Abeilles noires de la famille des Mégachilidés, on constate qu’elles se placent de telle manière que leur brosse ventrale se trouve juste à l’extrémité des jeunes tubes constitués d’étamines9 soudées au niveau des anthères, tubes rigides qui se distinguent par leur couleur violet foncé. Un examen microscopique des inflorescences de Centaurée rude permet de constater que, dans les jeunes fleurs, le pollen se trouve confiné dans la partie supérieure du tube violet constitué par les anthères allongées et soudées ensemble et il ne peut s’échapper que par l’extrémité, en passant par les fentes étroites qui se trouvent entre cinq pointes raides rabattues vers l’intérieur. En touchant ces tubes, sous le stéréo-microscope, on voit que du pollen sort et peut même être projeté. Sous la masse de pollen se trouve le style, pourvu d’une collerette de poils. Quand le style se développe, il repousse le pollen vers le haut du tube, jouant le rôle d’un piston maintenant le pollen sous pression. Cette particularité des fleurs de Centaurée est naturellement connue depuis longtemps par des spécialistes, mais ce fut pour moi une découverte ainsi que pour deux amis botanistes connaissant pourtant bien la flore de la région sans pour autant avoir eu l’occasion de les observer de très près. Apparemment, les Mégachiles connaissent bien les inflorescences de la Centaurée rude et la manière de faire sortir le pollen des jeunes fleurs en tapotant dessus avec leur brosse ventrale. Ce frétillement abdominal ne se voit pas sur les Scabieuses dont le pollen est apparemment plus facile à récolter.
Pour mieux comprendre le fonctionnement des fleurs de Centaurée, j’ai observé une jeune inflorescence durant une journée entière, réalisant une série de clichés sous microscope. Rapidement, au bout d’une heure seulement, j’ai noté l’apparition d’un peu de pollen, bien blanc, à l’extrémité de quelques tubes violet foncé. A la fin de la journée, onze tubes avaient expulsé du pollen dont une partie était tombée sur le support. Avec un pinceau souple et très fin, j’ai enlevé le pollen encore accumulé à l’extrémité de quelques tubes ce qui m’a permis de voir que l’extrémité du style était sortie, la croissance du style ayant continuée bien que l’inflorescence ait été prélevée depuis des heures.
Quelques jours plus tard, cherchant à voir où se forme le pollen des fleurs de la Centaurée rude, je suis allé prélever deux inflorescences assez jeunes, c’est-à-dire celles où les styles ne dépassent pas encore l’extrémité du tube violet constitué par les anthères soudées ensemble. J’envisageais de détacher une fleur complète et d’en faire la délicate dissection sous le stéréo-microscope. Ayant transporté délicatement les inflorescences jusqu’à la maison, j’en ai fixé une au moyen d’épingles sur un support afin d’avoir les deux mains libres pour travailler sous le microscope. Effleurant alors l’un des tubes violets, avec la lame effilée du bistouri, je fus surpris de le voir bouger, osciller lentement et se rétracter un peu, ce qui a permis la sortie de grains de pollen à l’extrémité du tube. C’était magnifique. J’ai déjà vu des plantes bouger lorsqu’elles sont touchées, c’est surtout le cas des Sensitives (Mimosa pudica), que je vis la première fois en 1970 en Martinique et qui sont très communes en Nouvelle-Calédonie. Lors de mes précédentes observations, les inflorescences de Centaurée ayant été transportées dans une boîte, sans précautions particulières, je n’avais pas noté un tel « comportement » au moment où je les avais observées sous le microscope. Surpris par ce mouvement, j’ai alors touché les autres tubes violets … qui ont tous bougé de la même manière, certains montrant même le début de la sortie du style. Aussitôt, j’ai installé la seconde inflorescence sous le microscope équipé d’une caméra numérique afin de réaliser un petit clip vidéo. Ce ne fut pas bien facile car il n’est pas aisé de lancer l’enregistrement, toucher les fleurs tout en observant ce qui se passe sur l’écran de l’ordinateur, puis arrêter l’enregistrement ! Il faudrait en fait deux opérateurs, un qui pourrait observer les fleurs avec un stéréo-microscope pour les toucher avec précision, tandis que l’autre interviendrait sur l’ordinateur. Après plusieurs essais infructueux, une petite séquence a pu être obtenue, mais on devrait pouvoir faire mieux. Après cette opération, je suis passé à la dissection. Les fleurs font 2 cm de long, de l’extrémité du tube violet (anthères soudées) à la base de l’ovaire. La corole est constituée de cinq pétales blancs, en pointe, soudés à la base en un tube où se cachent souvent des Thrips (Thysanoptères) qui ne sortent pas volontiers. La base du tube violet consiste en cinq lanières blanches, couvertes de poils courts, lanières qui sont apparemment contractiles : ce sont les filets des étamines. En se contractant, les filets permettent au style immobile de pousser un peu de pollen à l’extrémité du tube qui est normalement fermé du fait que les extrémités en pointes des anthères soudées sont recourbées vers l’intérieur. Vues de dessus, les fentes de l’extrémité du tube violet dessinent une étoile à cinq branches. L’action combinée de la croissance rapide du style et de la contraction des filets lors de petits chocs permet donc de libérer du pollen, un pollen très apprécié par les Mégachiles … qui savent frapper à la bonne porte, avec leur abdomen, pour obtenir cette précieuse nourriture destinée à leur progéniture.
Naturellement, je ne suis pas le premier à avoir vu la réaction des étamines des Centaurées, mais j’ai dû longtemps chercher pour trouver une allusion à ce phénomène dans la littérature. Ainsi, dans un ouvrage de 1994 édité par l’INRA10, il est écrit : « Chez les centaurées (en particulier Centaurea cyanus et C. montana) un contact provoque une contraction brutale des filets des étamines qui projettent une partie de leur pollen sur l’insecte responsable du mouvement ; les filets retrouvent peu à peu leur longueur initiale, après-quoi ils peuvent répondre à une nouvelle excitation ». L’auteur ajoute que « chez les Helianthemum, le contact provoque l’infléchissement des étamines vers l’extérieur, en un bouquet plus large ». Ce phénomène relatif à la sensibilité des étamines répondant au contact de visiteurs est appelé « thigmonastie » … un terme que je ne connaissais pas et que j’aurai oublié sous peu !
Avec une inflorescence de Centaurée rude, les étamines réagissent encore très bien au bout d’une douzaine d’heures après la collecte ! C’est vraiment remarquable, surprenant.
Ces modestes observations me laissent rêveur. Comment ne pas s’émerveiller devant de telles relations entre les insectes et les plantes. Les spécialistes parlent de « coévolution », mais cela n’explique pas comment et en combien de temps les Mégachiles ont pu s’adapter aux différentes plantes qui leur fournissent la nourriture nécessaire à leur progéniture.
La collecte de pollen et de nectar par les Abeilles solitaires ne représente qu’une partie du travail des Abeilles solitaires. Le mélange du nectar régurgité et du pollen permet d’obtenir une pâte appelée « pain d’abeille » dont se nourriront les larves. Selon les espèces, les nids sont aménagés dans le sol, dans des tiges creuses ou encore dans des vieilles coquilles d’escargot. Ces comportements ont été bien étudiés et remarquablement décrits, pour quelques espèces, par Jean-Henri Fabre11 puis par Robert Hardoin (12).
Les Mégachilidés qui nidifient dans des tiges creuses ou des trous aménagent des cellules pour leur progéniture. Si les trous sont assez profonds, plusieurs cellules sont réalisées. Dans les cellules du fond, ce sont des oeufs de femelles qui seront pondus car leur développement est plus long que celui des mâles dont les cellules sont disposées près de l’orifice du trou. Ainsi, lorsque les mâles sont éclos, le passage est libre pour les femelles. Ce qui est remarquable, c’est la faculté de pondre à volonté des oeufs donnant des femelles ou des mâles, les femelles stockant des spermatozoïdes qu’elles utilisent en fonction des besoins. Certaines espèces garnissent les cellules de rondelles découpées dans des feuilles ou des pétales de fleurs, d’autres utilisent une « ouate » collectée sur les tiges de certaines plantes. Je n’ai pas vu de feuilles découpées dans notre jardin, alors que c’était fréquent à Nouméa.
La durée de vie de ces petites Abeilles est souvent de l’ordre d’un an, dont dix mois de vie larvaire et de nymphose et seulement deux mois à l’air libre. On comprend pourquoi ces insectes sont tellement laborieux, ne disposant que de bien peu de temps pour rencontrer un partenaire puis aménager le logis des futures larves. Bien peu de temps aussi pour savoir comment recueillir le pollen des Centaurées : inné ou acquis ? Selon les espèces, les Mégachiles peuvent aménager une quinzaine à une trentaine de cellules durant leur courte vie d’adulte.
Quelques espèces de Mégachilidés sont appréciées actuellement pour la pollinisation d’arbres fruitiers et autres cultures, mais les plantes dites « sauvages » ne sont pas sans intérêt et leur préservation doit donc être également recherchée.