Le carnaval des insectes

Le carnaval des insectes

admin . Publié dans Science & vie 2848

Encore tout récemment, alors que j’étais en train d’observer des Abeilles solitaires, j’ai été berné par des insectes qui ressemblent à d’autres insectes appartenant à des ordres différents. Même en connaissant ces cas de mimétisme, il est possible de se tromper pendant quelques secondes, et les personnes qui ne connaissent pas bien les insectes restent généralement dupées. Le plus souvent, ce sont des Diptères, ces insectes à deux ailes parmi lesquels sont classées les mouches, certains mimant à la perfection les Guêpes, les Frelons, les Abeilles ou les Bourdons que les prédateurs vertébrés (oiseaux, lézards, crapauds …) apprennent à éviter. J’ai récemment vu sur le site Internet d’un producteur de miel, une photographie d’Eristale, une variété de « mouche » qui a été confondue avec une Abeille à miel. Ainsi, la méprise est si facile que j’ai mis quelques instants avant de reconnaître, sur des Scabieuses, deux Diptères de la famille des Syrphidés, des espèces peu communes qui, au premier coup d’oeil, peuvent être confondues avec des Guêpes, subterfuge sur lequel ces insectes inoffensifs comptent pour ne pas être mangés par des prédateurs !

D’une manière générale, les Guêpes véritables, Hyménoptères Aculéates (avec un aiguillon) du groupe des Vespoïdes, sont généralement plus nombreuses que les espèces qui leur ressemblent. Ainsi, les prédateurs s’aventurant à capturer des Guêpes risquent de subir un coup d’aiguillon venimeux, ce qui les dissuade de continuer à chasser des insectes parés de noir et jaune. Certes certains oiseaux comme les Guêpiers (Merops apiaster), ainsi que des insectes prédateurs et des araignées peuvent s’attaquer aux Guêpes, mais d’une manière générale les insectes ressemblant aux Guêpes sont évités et ainsi ceux qui ne possèdent pas d’aiguillon venimeux, donc à priori comestibles, peuvent bénéficier d’une relative sécurité en exhibant une allure de Guêpe. Il s’agit là d’une forme de mimétisme décrite pour la première fois par un naturaliste anglais passionné d’entomologie qui séjourna de 1848 à 1859 en Amazonie, Henry Bates1 (1825-1892), compagnon d’Alfred Russel Wallace2 avec lequel il décida de quitter l’Angleterre pour partir à la découverte de nouvelles espèces en Amérique du Sud. Ce mimétisme d’espèces comestibles minoritaires ressemblant à des insectes plus abondants et généralement évités par les prédateurs est appelé « mimétisme batésien ».

D’autres insectes Hyménoptères Aculéates ont des allures de Guêpes, en particulier certaines « Abeilles » solitaires (Apoïdes des genres Anthidium et Nomada), des Sphécoïdes (genres Bembix, Crabro, Cerceris, Philanthus) et des Scolioïdes (Scolia). Il est en effet intéressant de développer des synergies et ainsi, en arborant le même aspect, ces insectes bénéficient d’une meilleure protection car ils représentent ensemble une plus large population d’insectes à aiguillon venimeux évités par les prédateurs qui apprennent à les reconnaître3. Cette autre forme de mimétisme fut décrite en 1878 par un naturaliste allemand, Fritz Müller4, et il est désigné sous le nom de « mimétisme mullérien ».

Les exemples de mimétisme batésien ou mullérien sont nombreux chez les insectes. Ainsi, outre les Syrphidés évoqués plus haut, d’autres espèces de Syrphes ressemblent à des Guêpes, ainsi que des Diptères qui sont de redoutables prédateurs (Asilidés), des Lépidoptères (Sésies), des Coléoptères (Cérambycidés) et des Hyménoptères (Tenthrèdes, Ichneumons, Chalcidiens).
Certains cas de mimétisme sont vraiment surprenants. Il y a quelques jours, alors que je mettais en place une étiquette sur le sentier botanique de la Roche Amère, mon attention fut attirée par une « fourmi » qui se tenait étrangement immobile sur une feuille morte de chêne vert tombée sur le sol. Regardant de plus près, je constatai qu’il ne s’agissait pas d’une Fourmi mais d’un Hémiptère mimant une Fourmi. Je l’ai délicatement capturé pour le photographier sous le microscope et l’identifier.

Arrivé à la maison, j’ai rapidement identifié ce petit Hémiptère long de 6 mm. Il s’agit de Myrmecoris gracilis, de la famille des Miridés. Myrmecoris est un nom tout à fait logique : Myrme évoque les fourmis, coris désigne les punaises. Des recherches m’ont appris que l’espèce est considérée comme rare selon l’IUCN. Ce petit insecte serait cependant largement répandu, de l’Europe à la Chine en passant par la Sibérie. Cet Hémiptère se nourrit de pucerons (également des Hémiptères !), de plantes … et de couvain de Fourmis ! Voilà donc apparemment la raison de ce mimétisme avec les Fourmis véritables, mais avec la plupart des Fourmis, il ne suffit pas de leur ressembler pour les approcher, il faut aussi avoir la même odeur, ce qui nécessite de disposer de phéromones cuticulaires bien particulières. Je ne sais pas si des études ont été menées sur cette espèce rare, mais il est bien évident que si cet Hémiptère n’a pas la bonne odeur, il n’a aucune chance d’approcher les Fourmis auxquelles il souhaite dérober des larves pour s’en nourrir. Grâce aux techniques modernes de chromatographie en phase gazeuse et de spectrométrie de masse, de nombreuses phéromones ont pu être identifiées, en particulier chez les Fourmis et leurs parasites sur la cuticule desquels plusieurs dizaines de molécules, des hydrocarbures, peuvent être présentes. On doit donc considérer qu’il existe aussi des cas de « mimétisme chimique » entre des Fourmis et leurs parasites5. Compte tenu de la rareté de l’espèce, j’ai reconduit la petite bête là où je l’avais capturée, après l’avoir photographiée, non sans difficultés, car les moments d’immobilité furent rares et brefs dans la boîte transparente où elle était placée sous l’objectif du microscope.

Selon une référence, Myrmecoris gracilis serait relativement rare, avec, dans le Sud de l’Angleterre, une densité de l’ordre d’un individu tous les 200 km2. Se pose alors la question de la reproduction de l’espèce. En effet, comment des rencontres entre partenaires pourraient-elles avoir lieu entre ces petites bêtes généralement dépourvues d’ailes ? Il faut alors supposer que, comme les pucerons, ces Hémiptères peuvent se reproduire par parthénogenèse.
Le mimétisme entre des insectes de groupes très différents, comme les Diptères Syrphidés ressemblant à des Guêpes (Hyménoptères Vespoïdes), est un sujet qui a fait couler beaucoup d’encre. Il y a aussi des cas de mimétisme entre des plantes, en particulier des Orchidées méditerranéennes du groupe des Ophrys6, et des Insectes Hyménoptères Apoïdes qui sont pour le moins surprenants. Il n’est pas facile d’expliquer ces formes de mimétisme physique ou chimique et le sujet a été l’objet de bien des débats entre spécialistes7. Lorsque Charles Darwin a expliqué l’origine des espèces par des changements lents et une sélection naturelle, certains naturalistes, comme Jean-Henri Fabre, ont exprimé leur scepticisme en soulignant, par exemple, que la « perfection » des adaptations entre certains insectes et leurs parasites ne saurait résulter d’une « longue suite de tâtonnements aveugles8 ».
Pourtant, cette « perfection », toute remarquable qu’elle soit, n’est qu’apparente. En outre, comme le soulignait Darwin, il y a une certaine variabilité au sein d’une même espèce, au niveau de la taille, des dessins, des couleurs9 et, en ce qui concerne les Guêpes, toutes issues d’un ancêtre commun, les dessins sont différents d’une espèce à une autre. Il est bien évident que les les Syrphes ne sont pas conscients de leur mimétisme avec les Guêpes, et la similitude de leurs dessins et coloris n’est en aucune manière le résultat d’une volonté, d’un effort orienté, de la part de ces insectes. Lorsque Charles Darwin a publié « L’origine des espèces », en 1859, il ignorait tout de la génétique. Nous savons aujourd’hui que les caractères héréditaires sont transmis par des gènes correspondant à des séquences de nucléotides portées par des brins d’ADN présents dans le noyau des cellules. Au fil du temps, l’ADN peut subir des dégradations se traduisant par des changements ou mutations pouvant aboutir à la formation d’individus non viables ou, au contraire, à l’apparition de caractères avantageux. Ainsi, lorsqu’une mutation a conduit chez des ancêtres des Syrphes à l’apparition de dessins, mêmes grossiers, ressemblant à ceux des Guêpes, ces Diptères ont subi une pression moindre de la part des prédateurs et ils ont ainsi pu survivre plus facilement que leurs ancêtres plus vulnérables. En fait, ces cas de mimétisme résultent de mutations qui se sont produites, certes par hasard, mais sur des durées importantes. Malgré tout, comme on peut le constater, les mimes ne sont pas parfaits, mais lorsque les insectes ou leurs prédateurs sont en mouvement la ressemblance est suffisante … à tel point que même l’entomologiste peut s’y tromper un instant ! Toutefois, certains prédateurs ne s’y trompent pas. Je m’en suis rendu compte lorsque j’ai pu voir un Syrphe ressemblant à un Frelon, la Volucelle zonée (Volucella zonaria) … capturée en un éclair par un Frelon, un vrai, notre plus grosse Guêpe (Vespa crabro), qui l’a dépecée pour nourrir ses larves. Compte tenu du mode de chasse des Guêpes, il me semble que l’odorat joue un rôle important pour découvrir les proies, et apparemment les Volucelles zonées ne passent pas inaperçues compte tenu des performances des antennes des Hyménoptères, organes où siège l’odorat ! D’autre part, la tenue noire et jaune des Guêpes n’est manifestement pas suffisante pour échapper à des insectes prédateurs comme les Mantes religieuses ou même certains Diptères de la famille des Asilidés, comme j’ai pu le voir il y a quelques jours sur la Roche Amère !

Que d’intéressantes observations peuvent être réalisées à deux pas du village !

1 Henry Bates, durant son long séjour en Amazonie, a capturé 14.700 espèces d’insectes dont 8000 nouvelles pour la science à cette époque. Le récit de son exploration : « The naturalist on the river Amazons : the search for evolution », fut publié en 1863. Son travail fut pris en compte par Charles Darwin dans son ouvrage relatif à « l’origine des espèces » (1859). Il présida la Société Londonienne d’Entomologie de 1868 à 1878.
2 Alfred Russel Wallace (1823-1913) a séjourné en Amazonie de 1848 à 1852. Lors de son retour en Grande Bretagne, son navire prit feu et sombra avec les spécimens et les documents accumulés durant les deux dernières années. Il partit ensuite vers l’Indonésie où il a collecté de nombreuses espèces de 1854 à 1862. Durant son séjour en Indonésie où il découvrit environ 5000 nouvelles espèces, surtout des insectes, il fit des observations qui le conduisirent à envisager l’évolution des espèces. Il mit les résultats de son travail à la disposition de Charles Darwin. Le récit de son exploration en Indonésie connut un très grand succès : « The Malay archipelago » (1869)
3 Vie et moeurs des insectes. Rémy Chauvin. 1956. Payot. P.214 : « Les proies désagréables sont délaissées une fois pour toutes, après les premières expériences fâcheuses ».
4 Fritz Müller fit des études de mathématiques et de sciences naturelles en Allemagne. Il a quitté l’Europe en 1852 pour s’installer au Brésil où il mourut en 1897. Il a publié en 1864 un ouvrage intitulé « Pour Darwin » dans lequel il a développé des arguments contribuant à démontrer le processus d’évolution par sélection naturelle.
5 L’identité chimique des insectes. J.L. Lercier & al. In « Interactions insectes-plantes », N. Sauvion & al. 2013. IRD Quae. Page 175 : Détournement des codes de reconnaissance chez les parasites sociaux.
6 Certains Ophrys ont non seulement un pétale qui ressemble grossièrement à un Hyménoptère Apoïde, mais ils émettent aussi des phéromones très proches de celles des femelles d’Apoïdes, afin d’attirer les mâles, qui éclosent plus tôt que les femelles, pour assurer la pollinisation par transfert de pollinies.
7 Le mimétisme animal et végétal. Wolfgang Wickler. 1968. Hachette, L’univers des connaissances.
8 Le problème des Scolies, in Souvenirs entomologiques, 3ème série, J.H. Fabre. 1886. Réédition Laffont 1989.
9 Par exemple, la Mante religieuse (Mantis religiosa) peut être verte, jaunâtre ou brune. D’autres insectes peuvent aussi présenter une variabilité importante, comme les Coccinelles (F. Ayala, 1978 : Les mécanismes de l’évolution, in « L’évolution », 1980, Belin).

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