Nos amies les abeilles !
Quand une Abeille solitaire interpelle un botaniste amateur
Depuis quelques jours, je fais des petites sorties à l’orée du village pour observer et photographier, quand c’est possible, les Abeilles sauvages qui sont en majorité des insectes solitaires qu’il est bien difficile d’identifier. En effet, l’ensemble des Apoïdes réunissant les Abeilles et les Bourdons représente, en France, environ 970 espèces. Si on exclut les Abeilles à miel et les Bourdons qui vivent en société, il reste environ 920 espèces solitaires, dont la taille varie de quelques millimètres pour les plus petites espèces comme celles du genre Hylaeus à 20 – 25 mm pour l’impressionnante Abeille « charpentière », Xylocopa violacea qui nidifie dans le bois mort. Récemment, alors que j’observais quelques Abeilles solitaires au milieu de ce que je pensais être des Scabieuses, j’en vis une avec du pollen rose vif engrangé dans les longs poils de ses pattes postérieures. C’était magnifique. J’ai eu la chance de pouvoir réaliser une série de photos, dont deux qui sont bien nettes. Observant ces clichés sur l’ordinateur, le soir même, je fus vraiment intrigué par la couleur inhabituelle du pollen qui est le plus souvent blanc ou jaune, parfois orangé. J’avais bien remarqué que ce que je considérais comme des Scabieuses pouvait avoir une couleur plus ou moins vive, mais un ami botaniste amateur m’avait dit que c’était probablement dû au terrain, les zones plus fraîches et humides favorisant les « fleurs » plus foncées. J’écris « fleur » car il s’agit en fait d’un ensemble de petites fleurs tubulaires appelé inflorescence par les botanistes.
A gauche, Abeille solitaire de la famille des Andrénidés transportant du pollen rose dans les poils de ses pattes postérieures. Au centre, inflorescence de Scabieuse maritime (Scabiosa atropurpurea). A droite inflorescence ayant à peu près la même allure que celle d’une Scabieuse … mais d’un rose plus soutenu et d’une forme bien plus régulière.

J’aime bien résoudre ces petits problèmes d’identification d’insectes ou de plantes, mais parfois c’est assez difficile car l’amateur que je suis ne dispose pas de tous les documents descriptifs nécessaires. Toujours est-il que je suis retourné sur le terrain pour prélever quelques inflorescences en vue de leur observation sous le stéréo-microscope … ce vieil instrument qui ne me quitte pas depuis des décennies. Je soupçonnais qu’il y avait deux espèces différentes, mais ce n’était pas évident. Dans un premier temps, c’est la couleur du pollen qui retint mon attention et j’ai vite constaté que les étamines de Scabieuse, la vraie Scabieuse, ont un pollen incolore qui paraît blanc sur les pattes des Abeilles. Mais, sur les inflorescences plus vivement colorées et de forme plus régulière, le pollen encore présent sur quelques étamines est d’un beau rose, on dirait des rubis sous le microscope. Le problème, sur le terrain, c’est que les inflorescences n’ont, maintenant à la mi-juin, presque plus de pollen, ce qui ne permet donc pas de pouvoir noter les différences de couleur à l’œil nu. En fait, en ce moment, les étamines ont périclité et ce sont les styles qui ont grandi en vue d’assurer leur pollinisation par les insectes floricoles.
Ci-dessus, inflorescence de Scabieuse maritime montrant les longs styles développés après flétrissement des étamines. Au centre, quelques grains de pollen sur une étamine (Examen microscopique). A droite, des grains de pollen ont été collés sur le stigmate, à l’extrémité du style : des insectes sont passés là !
Pollen rose de l’inflorescence plus vivement colorée que la Scabieuse (observations microscopiques).

Que des fleurs soient plus ou moins vivement colorées, c’est un fait bien connu, les Scabieuses pouvant par exemple être roses, mauves ou blanches, mais le pollen ne change pas de couleur selon le milieu. Le pollen rose n’est donc pas du pollen de Scabieuse maritime. Mais les deux inflorescences considérées appartiennent bien à des espèces de la famille des Dipsacacées (autrefois appelée Dipsacées), famille à laquelle appartient la Cardère, une plante bien connue autrefois car les inflorescences sèches servaient à carder la laine des moutons. Je me suis donc plongé dans mes ouvrages de botanique, cherchant à savoir si une espèce de Scabieuse présente les caractères de l’espèce à pollen rose qui m’intriguait depuis des jours.
Je n’ai pas trouvé une autre espèce de Scabieuse présentant les caractéristiques de l’espèce inconnue, mais à côté des Scabieuses sont présentées des espèces voisines dont je n’avais encore pas entendu parler, les Knauties. La différence entre le genre Scabiosa et le genre Knautia étant respectivement la présence ou l’absence de poils robustes entre les petites fleurs tubulaires.
A gauche, il y a de longs « poils » sombres entre les petites fleurs tubulaires de la Scabieuse maritime, ce qui n’est pas le cas de la Knautie à droite. Dans les deux cas, on ne voit pas d’étamines, celles-ci ayant déjà disparu alors que les styles se sont développés.
Après de nouvelles recherches, il s’avère que la Knautie de notre région pourrait être plus précisément Knautia purpurea. Une espèce de plus à ajouter au patrimoine naturel du Luberon, qui n’était pas mentionnée dans les ouvrages de vulgarisation dont je dispose. J’ai aussi consulté le classique ouvrage de Gaston Bonnier (1853-1922), la flore de France que tous les étudiants en biologie végétale ont connu autrefois, mais depuis sa publication en 1909 beaucoup de noms ont changé consécutivement aux révisions réalisées par les spécialistes. Bien que cette flore soit devenue obsolète, elle apporte des descriptions précieuses, en particulier en mentionnant la présence de robustes poils (appelés « écailles ») entre les fleurs des Scabieuses.
Parmi les Abeilles solitaires, une espèce de la famille des Andrénidés, Andrena hattorfiana, apprécie particulièrement les Dipsacacées, tant les Scabieuses que les Knauties. La beauté de cet insecte est telle, lorsque du pollen rose est stocké entre les longs poils de ses pattes postérieures, qu’un timbre- poste a été édité en Grande-Bretagne, alors que cette Abeille solitaire ne vit que dans le Sud de l’Angleterre.
Généralement, la femelle d’Andrena hattorfiana est caractérisée par la couleur rougeâtre des premiers segments abdominaux, mais ce n’est pas toujours le cas, l’insecte pouvant être totalement noir, comme le mâle dont seul le clypeus (plaque située au-dessus de l’orifice buccal) est de couleur crème. Certes, cette espèce apprécie beaucoup des Dipsacacées, mais elle apprécie aussi les Chardons, les Cistes, les Centaurées et quelques Astéracées (autrefois appelées « Composées ») à fleurs jaunes comme les Crépides et les Picrides.
A gauche et au centre Andrena hattorfiana femelle, sur Scabieuse (à gauche) et Knautie. A droite, mâle sur Knautie.

Détails caractéristiques du genre Andrena : ailes antérieures à 3 cellules cubitales et nervure basale presque rectiligne, pilosité faciale, longs poils sur les pattes postérieures y compris sur le trochanter où ils sont courbes.
Naturellement, Scabieuses et Knauties sont appréciées par d’autres Apoïdes parmi lesquels j’ai pu observer en ce moment des Halictes, des Mégachiles et, naturellement, des Abeilles à miel. Durant l’été, les Scabieuses attirent aussi d’autres espèces en particulier des Anthidies (genre Anthidium), et des espèces des genres Dasypoda (Mélittidés) et Tetralonia (Autrefois Anthophoridés, mais classé actuellement dans les Apidés), ainsi que d’autres Hyménoptères (Scolies, Sphécoïdes …) et des Diptères (Syrphes).
Il y a aussi, sur les Scabieuses et les Knauties, une curieuse petite Abeille solitaire avec un abdomen rougeâtre comportant quelques taches jaunes, c’est un insecte parasite de l’Andrène de la scabieuse, une espèce du genre Nomada, plus précisément Nomada armata (sous-famille des Anthophoridés). Apparemment cette espèce ne fréquente que les Scabieuses et les Knauties, comme l’Andrène qui apprécie le pollen rose.
C’est curieux de voir que des insectes Apoïdes parasitent d’autres Apoïdes, mais les cheminements de l’évolution des espèces sont complexes, tout cela ayant pris beaucoup de temps, car les Abeilles sont apparues bien avant Homo sapiens ! Les plus anciens Apoïdes seraient apparus il y a plus d’une centaine de millions d’années, ce qui a laissé beaucoup de temps pour bricoler les gènes de ces insectes.
Selon un entomologiste de l’Université d’Ulm, l’Andrène de la scabieuse et son parasite Nomada armata sont deux espèces rares et menacées. Nous allons donc en prendre soin dans notre coin du Parc naturel régional du Luberon, en préservant les Scabieuses et les Knauties. Pour information, toutes les Andrènes nidifient dans le sol, au bord des prés ou des chemins, de préférence dans des terrains un peu sablonneux. Il y a en France 153 espèces appartenant à la famille des Andrénidés.
Villeneuve (04) – 22 juin 2019
PELLETIER Bernard