Notre Mère Nature
Quelle diversité !
Je suis assez souvent dans la nature, et je passe ainsi des heures à observer la flore et la faune, en particulier les insectes, les « maîtres du monde », avec plus d’un million d’espèces recensées à ce jour sur notre exceptionnelle planète, notre « arche de Noé ». Certes, je ne suis pas à longueur de journée le nez dans les herbes à la recherche de la petite bête, mais quand même depuis que nous sommes installés à Villeneuve, dans ce petit coin du Luberon oriental, je totalise un nombre d’heures d’observation qui doit être assez conséquent.
Pourtant, je continue de dénicher des espèces que je ne connaissais pas encore. Je ne vais pas dire que ce sont des nouvelles espèces, car elles ont déjà été décrites par des cohortes d’entomologistes passionnés, mais pour moi ce sont des nouveautés que je n’avais encore jamais vues. En cherchant un peu, j’arrive généralement à déterminer au moins le genre, parfois l’espèce. Considérant que je n’avais encore jamais observé ces espèces, je suis naturellement amené à considérer qu’elles sont plutôt rares. Pourtant, selon les ouvrages consultés, ce n’est pas le cas. Mais, ces manuels de botanique ou d’entomologie ne sont pas récents et apparemment ce qui était assez commun autrefois est devenu rare aujourd’hui. C’est, à mon modeste niveau, le constat de l’érosion de la biodiversité, les signes de la sixième extinction1, catastrophe écologique décrite depuis des années par des spécialistes réputés. Prenons par exemple le cas d’insectes Hyménoptères du groupe des Scolies, des insectes qui possèdent une forte pilosité noire et dont certaines espèces de grande taille, ornées de taches jaunes sur le dos de l’abdomen, sont injustement redoutées par la population qui les prend pour de monstrueuses guêpes. J’ai eu l’occasion d’observer deux espèces de Scolies à proximité du village, la plus grosse, dépassant la taille des frelons, la Scolie à front jaune (Scolia flavifrons ou Megascolia maculata, autrefois Scolia hortorum), et une espèce plus petite, la Scolie hirsute (Scolia hirta, autrefois Scolia bifasciata). Chaque année j’ai la chance de voir quelquefois la Scolie hirsute, parfois même dans notre jardin, cette espèce ayant été considérée comme « assez commune » par notre grand spécialiste des Hyménoptères, Léon Bertrand, dans un ouvrage de 19402. Quant à la grande Scolie à front jaune, considérée comme « très commune » dans le midi, en 1940, je ne la vois même pas tous les ans. La dernière Scolie récemment observée, Colpa – ou autrefois Elis – sexmaculata (Scolia interrupta à l’époque de J.H. Fabre), est une espèce considérée comme « commune » par Léon Bertrand, or je ne l’avais encore jamais vue.
Deux Scolies de Provence. A gauche, Colpa (Elis) sexmaculata, une espèce devenue rare photographiée en août 2016 près de Villeneuve sur un Chardon bleu. A droite, une espèce plus commune, Scolia hirta, sur une inflorescence de Panicaut, espèce très commune à l’époque de Jean-Henri Fabre (Publication de 1886).
- Voir par exemple : « La 6ème extinction », par Richard Leakey, 1997 (Flammarion) ou encore, « La 6ème extinction : comment l’homme détruit la vie », par Elisabeth Kolbert, 2014 (La Librairie Vuibert).
- La faune de la France (R. Perrier). Vol. VII : Hyménoptères. Par Léon Bertrand, 1940 (Delagrave). Ed. 1965.
Ces Scolies parasitent des larves de Coléoptères. Dans le cas de Scolia flavifrons, c’est Oryctes nasicornis, un gros Scarabée à allure de rhinocéros, qui est parasité, alors que Scolia hirta parasite des larves de Cétoines plus petites. Jean-Henri Fabre a bien décrit la biologie de cette dernière Scolie3. Dans le cas de Colpa sexmaculata, il s’agit aussi d’un parasite de larves de Coléoptères, une espèce de Hanneton comme le mentionne J.H. Fabre dans la troisième série de ses « Souvenirs Entomologiques » publiés en 1886.
Etant donné que les Cétoines sont beaucoup plus abondantes autour du village que les Oryctes et les Hannetons il n’est pas surprenant de rencontrer plus souvent des Scolie hirsutes que des Scolies à front jaune. Le problème de la raréfaction de la Scolie à front jaune et de Colpa sexmaculata est peut- être à attribuer à une diminution de la population des Coléoptères qu’ils parasitent, ce qui peut être lié à une destruction de l’habitat de ces insectes. La larve de l’Orycte a l’allure d’un « ver blanc » qui vit dans les souches ou les débris d’arbres généralement non résineux, où la Scolie à front jaune adulte peut la dénicher en creusant dans le sol pour la paralyser d’un coup d’aiguillon et pondre un œuf qui se transformera en larve puis en imago en la dévorant.
Dans le cas de Colpa sexmaculata, il semble que sa biologie soit moins bien connue. Selon Léon Bertrand, cette espèce était commune dans le midi et le centre de la France, dans son ouvrage de 1940. Comme on peut le voir sur la carte ci- jointe, cette Scolie n’est pratiquement plus présente dans le centre et, dans le midi, sa répartition est irrégulière, et elle semble plus abondante dans le Vaucluse (vert foncé) que dans les autres départements de la région Provence – Alpes – Côte d’Azur.
Il y a quelques jours, je découvris aussi un Diptère que je ne connaissais pas encore, témoignage de l’incroyable biodiversité de cette extrémité orientale du Luberon. Il s’agit d’une variété de « mouche », plutôt placide et dont la capture est aisée, caractérisée par des ailes tachetées, une espèce appartenant à la famille des Sciomyzides, autrefois appelée Tétanocérides. Il s’agit de Euthycera chaerophylli, une espèce qui n’est pas vraiment nouvelle puisqu’elle fut décrite par Fabricius en 1798. Autrefois, le genre était Tetanocera ou Pherbina, et dans l’ouvrage consacré aux Diptères de E. Seguy, publié en 1937, ces mouches étaient considérées comme communes. Aujourd’hui, l’espèce n’est plus signalée que dans les Bouches du Rhône et le Vaucluse.
3. Souvenirs entomologiques. J.H. Fabre. Troisième série, I : Les Scolies (p. 513 – 550). (Ed. Robert Laffont).
Cette « mouche » m’a rappelé l’observation d’une espèce voisine, Coremacera marginata, de la même famille. Euthycera et Coremacera étaient considérées comme des espèces communes, dans les années 1930. Ces beaux Diptères sont des parasites de mollusques, limaces pour le premier genre, plutôt escargots dans le second4. Malgré l’abondance des petits escargots blancs, ces insectes semblent bien rares, à moins que l’observateur ne regarde pas là où il faudrait !
Une autre espèce, autrefois « abondante dans le midi et le centre », selon Léon Bertrand (1940), est aujourd’hui très rarement observée, il s’agit de Leucospis gigas, un petit Hyménoptère à allure de guêpe, de la famille des Chalcidiens, un parasite d’abeilles solitaires, des Chalicodomes (genre Megachile ou Chalicodoma). Je n’ai vu cet insecte que deux fois, d’abord en 1974, dans le centre (Arthon, Sud de l’Indre), puis en 2009 près du village de Villeneuve, en Haute Provence.
Deux Hyménoptères, le parasite et sa victime. A gauche, Leucospis gigas, un Hyménoptère parasite (Chalcidien). A droite, une variété d’abeille solitaire, du genre Megachile (Hyménoptères Apoïdes), un insecte pouvant être parasité par Leucospis gigas. Photographies prises à Villeneuve (Alpes de Haute-Provence).
Je pourrais citer encore de nombreux exemples illustrant à la fois l’exceptionnelle diversité des espèces d’insectes dans notre commune du Luberon oriental, mais aussi leur raréfaction car ils étaient autrefois beaucoup plus abondants. Les récits de Jean-Henri Fabre sont édifiants à ce sujet. A propos de la Scolie hirsute, que je vois seulement quelquefois chaque année, dans les meilleurs cas, il écrit : « je ne tarde pas à en voir, autour de moi, à portée d’observation, bien près d’une douzaine ». Il me semble que de telles observations ne sont plus possibles actuellement.
Les ouvrages rédigés avant la Seconde Guerre Mondiale mentionnent une relative abondance de nombreuses espèces aujourd’hui raréfiées de façon alarmante, et j’ai l’impression que les espèces parasites sont plus concernées que les autres, peut-être en raison d’une plus grande sensibilité aux pesticides qui peuvent être concentrés par les espèces phytophages parasitées, ce qui est bien inquiétant car ce sont ces espèces parasites qui sont censées limiter la pullulation d’espèces phytophages pouvant causer des dégâts aux cultures. De l’avis de nombreuses personnes âgées du village, les insectes, en particulier les papillons, sont bien moins abondants aujourd’hui que du temps de leur enfance. Certes, la Haute Provence n’est pas une grande région agricole et il reste de larges étendues relativement « sauvages », mais des pesticides sont cependant utilisés sur certaines parcelles de production de fruits ou de céréales. Heureusement, dans notre région, la création de parcs naturels (Luberon en 1977, Verdon en 1997) et l’individualisation de sites Natura 2000 (en 2011 pour le Luberon oriental) a contribué à préserver l’environnement sur de grandes surfaces, permettant ainsi à de nombreuses espèces végétales ou animales de survivre. Dans le Parc naturel régional du Luberon, les inventaires réalisés ont permis d’identifier 67 espèces menacées de disparition qui sont désormais protégées par une règlementation.
4. Guide des mouches et des moustiques. J. et H. Haupt. 1998. Delachaux et Niestlé.
Il est en effet inquiétant de voir des espèces au bord de l’extinction alors que leur biologie et donc leur rôle dans l’environnement sont à peine connus.
Dans le même temps, des espèces venues de contrées lointaines s’installent dans notre région, ce qui peut avoir des conséquences graves tant sur le plan agricole que sanitaire.
Deux insectes, communs autrefois, devenus rares. A gauche, un Hyménoptère Chalcidien (Ormyrus tubulosus) parasite d’Hyménoptères Cynipoïdes produisant des galles sur les Chênes. A droite, un Diptère de la famille des Syrphides, (Milesia semiluctifera), un insecte dont la larve vit dans le bois en décomposition (Espèce observée seulement deux fois, en 2013 et 2016, près de Villeneuve, Luberon oriental).
Alors que de nombreuses espèces, animales et végétales, disparaissent chaque année, surtout dans des régions tropicales, notre remarquable biodiversité du Luberon survit, malgré une nette diminution des effectifs de certaines espèces. Pendant longtemps, l’érosion de la biodiversité a laissé le monde indifférent. La prise de conscience a été bien exprimée pendant des décennies et reformulée lors du Sommet de Rio en 1992 mais il fallut attendre 2002, avec le Sommet mondial sur le développement durable de Johannesburg, pour que plusieurs pays décident enfin de s’engager à stopper, ou au moins freiner, l’érosion de la biodiversité à partir de 2010, mais force est de constater que cette bonne décision a du mal à être appliquée. Compte tenu de la complexité existant entre les différentes espèces dans un milieu donné, il est très difficile d’appréhender les conséquences de la disparition ou de l’introduction d’une espèce particulière. Or, selon les spécialistes5, la « conservation de la diversité biologique doit avant tout privilégier la sauvegarde des écosystèmes car la protection des espèces est illusoire si l’on ne protège pas simultanément leurs habitats naturels » et ils ajoutent que « la participation des populations locales à la conception et à la gestion des aires protégées est un facteur essentiel pour garantir la pérennité des projets ». La contribution d’associations est en effet soulignée dans le projet Natura 2000 qui concerne le Luberon oriental.
Myzine tripunctata ♂. Parasite de larves de Coléoptères.
Cet Hyménoptère de la famille des Tiphiidés (famille proche de celle des Scolies), commun autrefois dans le centre et le midi, est rare aujourd’hui. Une seule observation (août 2010).
Villeneuve 04 – Août 2016 PELLETIER Bernard
5. Biodiversité : dynamique biologique et conservation. C. Lévêque & J.C. Mounolou. 2001. Dunod – Masson.